Au cours des 10 dernières années, l’austerité a pratiquement vidé des centres d’éducation communautaires populaires. Face à la fermeture imminente de leurs programmes éducatifs, les communautés se soulèvent.
Savannah Stewart
Cet article a été publié en anglais par The Rover le 1 juillet, 2022. Une mise à jour se retrouve suite à l’article.

« Ce que j’aime au Carrefour, c’est qu’on apprend à écouter et à respecter les autres. Et je pense que c’est quelque chose dont nous devons apprendre. Il y aurait moins de guerres si les gens apprendraient cela », déclare Mme Eunice Sosa.
« Je n’ai pas besoin d’aller chez le psychologue. Ça ne me coûte pas un sou, rien qu’en allant au Carrefour, j’ai appris à être une meilleure personne. »
Elle parle du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles, l’un des six centres d’éducation populaire (CEP) de Montréal. Ce sont des centres gratuits offrant des programmes éducatifs, des activités communautaires ou simplement un endroit pour discuter avec d’autres et utiliser un ordinateur.
Mme Sosa, une retraitée veuve vivant dans une résidence pour personnes âgées à Pointe-Saint-Charles, a été invitée à un événement pour la Journée des femmes au Carrefour en 2014.
« Je n’ai jamais vu, comme au Carrefour, des gens qui croient vraiment en ce qu’ils font. Le faire avec leur cœur. J’étais vraiment, vraiment impressionnée », dit-elle.
Elle a commencé à suivre des cours d’informatique au Carrefour et à assister à certains des nombreux événements estivaux qu’ils proposaient, comme des cours d’art ou de danse. Elle a souvent donné un coup de main et dit avoir été frappée par le dévouement des gens qui y travaillaient au Carrefour.
Lorsqu’on lui a demandé de rejoindre le conseil d’administration, composé majoritairement de personnes qui accèdent aux services et qui sont donc investies dans son succès, elle a accepté.
« Pour plusieurs, c’est comme une deuxième maison. Ils peuvent boire un café chaud, un chocolat chaud, le personnel les aide. Les gens leur parlent et ils parlent entre eux, et même s’ils vivent dans un tout petit endroit et qu’ils sont financièrement limités, ils ont un endroit où ils sont respectés. »
Le Carrefour existe depuis 50 ans, avec les 10 derniers qui ont été chamboulés par l’austérité et les coupes gouvernementales. Mais maintenant, avec les cinq autres CEP de la ville, ils font face à leur plus grande menace à ce jour.
À compter d’aujourd’hui, 1er juillet, les six CEP doivent payer un loyer pour la première fois de leur existence. Et pour des services sociaux qui n’offrent que des programmes gratuits, qui desservent souvent les plus vulnérables de leurs communautés, ce fardeau supplémentaire est trop lourd à porter.
Les centres ont décidé de ne pas le payer.
Au Carrefour, les travailleur.es et les membres de la communauté se sont réveillés ce matin après avoir passé la nuit à occuper le bâtiment. Ils ont commencé la journée avec un brunch et une assemblée publique sur l’état du combat.
« Le Carrefour entame une grève des loyers, déclare Mme Lily Schwarzbaum, réceptionniste du Carrefour et membre du conseil d’administration. Nous sommes techniquement censés commencer à payer un loyer, nous ne pouvons pas payer de loyer, et nous ne quittons pas non plus le Carrefour et nous n’allons pas couper nos services. »
Comment nous sommes arrivés ici
« Le tout a commencé avec un groupe d’adultes il y a 50 ans qui ont créé leur propre programme d’éducation populaire et qui ont d’abord opéré dans le sous-sol de l’église », explique Mme Schwarzbaum.
Elle est à son poste à l’accueil du Carrefour quand elle m’explique ça au téléphone. Le Carrefour est situé sur la rue Centre à Pointe-Saint-Charles, dans une ancienne école. À la fermeture de l’école, le groupe qui deviendra éventuellement le Carrefour demande à la Commission scolaire de Montréal (CSDM) s’il peut utiliser le bâtiment vacant.
« La CSDM a offert d’accueillir ce groupe dans son immeuble et a même intégré le Carrefour dans sa mission puisque nous faisons de l’éducation des adultes. »
La CSDM a constaté que la mission du Carrefour, d’offrir des cours d’alphabétisation pour adultes, correspondait à la sienne. Cinq autres organismes offrant des cours d’alphabétisation ou d’autres services éducatifs pour adultes ont également conclu des ententes similaires avec la commission scolaire.
Près de la moitié des adultes québécois sont analphabètes fonctionnels. En d’autres termes, ils peuvent avoir des capacités de lecture et d’écriture, mais pas assez pour occuper un emploi où on s’attend à ce qu’ils fonctionnent au-delà d’un niveau de base. Les experts préviennent que dans une économie de plus en plus axée sur la technologie, des centaines de milliers de Québécois seront laissés pour compte.
Mais plutôt que d’investir dans l’éducation populaire, les gouvernements libéraux et CAQ ont réduit les dépenses et exacerbé le problème.
« Pendant la majorité de nos 50 ans d’existence, nous avons non seulement fait partie de la Commission scolaire, mais ils nous ont également parrainés, ils ont contribué financièrement à notre mission », dit Schwarzbaum. « Et puis il y a 10 ans, ils ont annoncé qu’ils ne nous accorderaient plus de subvention. »
C’était 50 000 $ coupés du budget du centre. Puis après 50 ans, le bâtiment avait besoin de rénovations.
« Et depuis, ça a été une lutte de dix ans pour rester dans le bâtiment », dit Mme Schwarzbaum.
En 2017, la CSDM, le gouvernement provincial et les six CEP ont négocié les baux actuels de leurs immeubles.
Mme Schwarzbaum explique ce sur quoi le Carrefour et les autres CEP croyaient s’être mis d’accord : « Nous signerions un bail basé sur les conditions actuelles à ce moment-là, ce qui signifiait que nous ne paierions pas de loyer. Nous respectons la fonction des bâtiments. Et si nous avions ce bail, que le gouvernement fournirait les finances nécessaires pour faire des rénovations sur les bâtiments.
Mais les contrats présentés aux CEP demandaient le paiement d’un loyer à partir de 2022.
« Nous n’avons jamais été financés pour payer un loyer. Et le montant que nous devions nous obligerait à couper la plupart de nos services. »
Les six centres ont longuement discuté de ce changement. Ils savaient à ce moment-là qu’ils ne seraient pas en mesure de payer ce loyer.
« Nous sommes allés dans tous les différents bureaux du gouvernement pour demander ce que nous devions faire et ils ont dit: Signez-le, cela vous donnera la sécurité et nous trouverons une solution. »
Alors, dans l’espoir qu’une solution soit trouvée pour leur permettre de continuer à offrir leurs services dans leurs immeubles respectifs avant que l’obligation de payer un loyer n’entre en vigueur, ils ont signé. Cinq ans plus tard, pas de solution.
« Nous voulions rester dans notre bâtiment, nous voulions respecter le jeu, même si nous savions que c’était un match perdu pour nous”, explique Schwarzbaum. «Et maintenant, nous sommes techniquement censés commencer à payer le loyer que tout le monde dans toute cette situation savait que nous n’avions pas l’argent pour payer.
Nous sommes déjà profondément sous-financés, même pour fournir les activités que nous avons déjà du mal à fournir. »
Les politiques
Au cours de ces cinq années, les six CEP — le Carrefour, le Comité d’éducation aux adultes de la Petite-Bourgogne et de Saint-Henri, le Comité social Centre-Sud, le Pavillon d’éducation communautaire Hochelaga-Maisonneuve, les Ateliers d’éducation populaire du Plateau et le Centre éducatif communautaire René-Goupil — se sont regroupés sous le nom d’InterCEP.
Le groupe a parlé à l’arrondissement, à la ville, aux députés à l’Assemblée nationale, à la recherche d’alliés.
Le gouvernement caquiste de François Legault a aboli les commissions scolaires en 2020. La CSDM est devenue le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM), une entité administrative du Ministère de l’Éducation. Alors en effet, on s’attend à ce qu’ils reçoivent du ministère des fonds pour les rénovations, tout en payant également le loyer au ministère.
Interrogée sur cette situation, la CSSDM a pointé du doigt les contrats.
« Nous avons six bâtiments excédentaires qui accueillent ces centres d’éducation populaire (CEP). Ces organismes ont bénéficié de 40 ans de gratuité. Ils occupaient nos immeubles sans payer de loyer », lit-on dans un communiqué d’un porte-parole du CSSDM.
« En 2017, l’ancien ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, a proposé une entente de renouvellement des baux avec les six CEP. Cet entente a été accepté par les deux parties à l’époque. Le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) ne fait respecter que les baux signés. »
Le communiqué poursuit en notant que le CSSDM a collaboré avec les centres d’éducation populaire pendant des décennies pour fournir leurs services « pour lesquels nous ne recevons aucun financement.
« Nous croyons en leur rôle dans les communautés et, comme en témoignent nos nombreux partenariats, nous mettons tout le nécéssaire pour pérenniser nos liens avec elles. »
Cependant, Mme Schwarzbaum soutient que les mesures d’austérité et les réductions de financement au cours des 10 dernières années ont rendu plus difficile pour les CEP et les autres services sociaux de remplir leur rôle dans leurs communautés.
« La situation est assez pénible, dit-elle. Le fait que le gouvernement n’ait pas assez d’argent pour répondre à leurs besoins et qu’il ait donc mis à la porte des organismes communautaires est un symbole de la gravité de la situation à l’échelle provinciale, de l’impact de l’austérité sur les services publics au point où nous devons se battre au lieu de regarder la situation dans son ensemble.
Je ne pense pas qu’ils puissent facilement ignorer l’impact que cela a sur toutes ces communautés à travers Montréal. »
L’un des aspects les plus frustrants des cinq années de discussions depuis l’accord de 2017 a été le roulement du personnel au Ministère de l’Éducation, note Mme Schwarzbaum.
« Nous continuons à devoir recommencer à zéro en expliquant la situation des CEP, et c’est facile pour eux de continuer à se renvoyer la balle. »
InterCEP a quatre demandes au gouvernement provincial : qu’il fournisse un financement durable et à long terme couvrant le loyer et les services publics pour tous les CEP, qu’il fournisse le financement nécessaire pour toutes les rénovations, qu’il respecte l’autonomie des CEP pour déterminer eux-mêmes leur services, et qu’il corrige une injustice de financement qui a vu des fonds aller à quatre des six CEP.
Maintenant que le 1er juillet est arrivé, la lutte a atteint un nouveau niveau d’urgence.
Un service qui sauve des vies
« Je pense que le travail que nous faisons, je pense que nous aidons vraiment le gouvernement, déclare Mme Sosa. La population va mieux grâce au travail qui se fait dans tous ces CEP, en travaillant avec toutes ces personnes qui sont dans le besoin.
C’est pourquoi je me suis engagé à aider. »
Elle dit croire sincèrement que si le Carrefour devait fermer, les personnes qui utilisent ses services verraient une baisse drastique de leur santé physique et mentale.
Mme Schwarzbaum est d’accord.
Quand je demande ce qui se passerait si le Carrefour devait fermer, elle me répond : « Beaucoup de ces gens vont retomber entre les mailles du filet.
Les personnes qui tombent entre les mailles du filet ont de vrais problèmes, un véritable isolement. Cela a un impact sur votre santé, cela a un impact sur votre vie, votre choix de continuer à vivre, dit-elle. Il y aurait une situation vraiment dévastatrice. »
Mme Sosa dit que l’instabilité des 10 dernières années les a empêchés de faire une planification à long terme, car ils luttent pour rester simplement ouverts.
« On ne sait jamais d’une année sur l’autre. Tout ce que nous voulions, c’est avoir un engagement de trois ans, afin que nous puissions faire des plans, etc. J’aime- »
J’entends sa voix se briser alors qu’elle commence à pleurer.
« Je suis vraiment désolée, je deviens émotive parce que je sais ce qu’est l’injustice », dit-elle. Sa famille avait souffert lorsqu’elle vivait à Cuba, me dit-elle.
« Je sais que les êtres humains peuvent être bons, peuvent être mauvais, et j’apprécie quand je vois des contributions positives et que je redonne au monde. Si je pleure, c’est de bonheur, parce que je trouve que c’est beau. »
Avec l’acte de protestation d’aujourd’hui, le combat n’est pas terminé. Cela ne fait que commencer.
« L’expulsion des centres d’éducation populaire serait un coup dur pour la sécurité sociale et la force de chacun de ces quartiers”, a déclaré Mme Schwarzbaum. « Et ce n’est pas quelque chose qui va arriver de toute façon, parce que nous n’allons pas abandonner. Nous menons ce combat depuis 10 ans et cela ne va certainement pas s’arrêter maintenant. »
Mise à jour: Depuis la parution de cet article, le Carrefour et les cinq autres CEP ont été informés par le CSSDM qu’ils auront sursis d’un an quant au loyer. Mme Schwarzbaum affirme que cette décision démontre que le gouvernement a la responasbilité de s’assurer que ces centres peuvent continuer d’offrir leurs services.
« Il y a eu plusieurs fois au cours des 10 dernières années où nous avons pensé que cela pourrait être la fin et ce n’était pas. Chaque année, nous sommes de plus en plus renforcés que cela ne va pas se terminer que nous allons continuer à exister et continuer à être une résidence secondaire pour le quartier », dit-elle.
En effet, le combat pour un futur assuré pour le Carrefour continue.